Une fêlure au flanc du monde, de Éric Gauthier, publié chez Alire.
Des personnages bien campés, vivants. Une intrigue très bien construite, avec les éléments de magie et de surnaturel qui arrivent progressivement, en se prenant plus ou moins au sérieux au début, puis de plus en plus ancrés dans le « réel ». Le passé des personnages est révélé peu à peu, et chacun porte ses fractures, ses failles, et ses rêves.
La construction en parallèle permet au lecteur un accès privilégié aux relations de causes à effets entre les différentes péripéties du présent et du passé des personnages. Si le récit du point de vue de Malick (nom de naissance: Maximilien Seko, p.29) se déroule chronologiquement dans le « présent » de l’histoire, le récit parallèle d’Hubert est raconté à rebours, à partir d’un futur indéterminé.
« Maintenant, à la fin de toutes choses, Hubert ignorait encore si Maximilien Seko avait eu un motif caché pour cette visite. (…) Depuis, Hubert avait tout perdu et ne savait toujours pas si Seko avait été sa perte ou son salut. » (p. 102)
L’effet de ce décalage temporel entre les deux récits contribue à augmenter la tension et le suspense du récit: on anticipe de graves événements, une « fin de toutes choses ». On guette une confrontation entre les forces qui s’opposent tout au long du récit: Malick VS le gourou.
Un texte qui se lit bien, avec beaucoup d’action, et juste assez de descriptions pour sentir l’espace dans lequel les personnages évoluent. J’ai aimé la description du comptoir du bar de St-Nicaise:
« Le comptoir sous sa bouteille était une grande pièce de bois qu’on avait revernie sans se soucier de la sabler d’abord. Sous la couche luisante, on voyait très bien les égratignures et brûlures accumulées au fil des ans. Malick se sentit étrangement touché par cette constatation. Non seulement on avait eu le temps, depuis son départ, de renommer le bar et d’y placer un nouveau comptoir, mais ce nouveau comptoir avait en plus eu le temps de devenir vieux. » (p.27)
Cette description évoque tellement bien ce que le personnage ressent! J’aime beaucoup aussi la description du dépanneur « Septième ciel », le rendez-vous de l’occulte à St-Nicaise…
Le rapport à l’occulte est juste assez ambivalent pour être crédible: Malick est résolument marginal, il se prend au sérieux, mais ne s’attend pas à ce que les autres le fasse. Devant ses amis d’adolescence, il est confronté au « personnage » qu’il s’est créé à Montréal. La marginalité a plus d’impact à St-Nicaise que dans la métropole! Le dialogue où il explique à ces anciens compagnons qu’il étudie la magie est savoureux. Il révèle qu’il a des visions de l’avenir ou du passé, et la première réaction c’est: « Quoi, comme Jojo Savard? » La réplique de Malick montre tout le paradoxe du personnage:
« Ça, ça me tue, ça. Je suis pris avec un « don » inexplicable, je dois vivre avec, et qui est-ce que j’ai comme modèle à suivre? Personne. La seule qui s’est vraiment fait connaître avec la voyance ici, c’est cette espèce d’affaire rose bonbon. Même problème quand je dis aux gens que je fais de la magie: le premier nom qui leur vient aux lèvres, c’est Alain Choquette ou David Copperfield. »(p.47)
Ce passage me fait aussi penser que le ton des dialogues est généralement très juste, la transcription du langage oral québécois sonne vrai, surtout quand Malick, Kevin et leurs amis parlent.
Les points faibles? Certains clichés, notamment pour les personnages secondaires, comme le groupe de magiciens liés par internet, ou le « chercheur geek » qui ne sort pas de chez lui (Frédé); la serveuse, les policiers de St-Nicaise, on ne perd pas pied: ils sont comme on s’attend qu’ils soient, tantôt collaborateurs, tantôt nuisibles. Un roman qui ne renouvelle pas un genre, on sent l’influence américaine, le lecteur de Steven King, ou l’amateur de Buffy the Vampire Slayer. (Je ne connais pas l’auteur personnellement, je projette peut-être… mais je me suis sentie un peu plongée dans ce genre d’univers, avec le ‘bonus’ que le récit se passe par chez nous, et dans notre langue!)
Les relations entre les personnages sont justes, amitiés, attirances, répulsion… Un très bon roman, quoi! Pour ceux qui aiment les histoires où l’univers bascule dans l’inexpliqué, qui aiment retrouver des personnages qui leur ressemblent, ou qui ressemblent à leur voisins et amis. Un roman actuel, qui permet un beau voyage en Abitibi fantastique.