Acrobatie aérienne… de Dai Sijie
Le rythme de l’écriture se modifie. Les phrases de Sijie deviennent plus longues, plus complexes, et suivent un rythme inhabituel, un peu hachuré: Sujet, complément, complément, verbe, complément, verbe. Quand on y porte attention, la lecture est ralentie. Les images mentales gagnent en précision ce que l’action perd en rythme. Le temps devient élastique et se morcelle.
Le présent du livre: la chasse de l’empereur. – Certains paragraphes, certains bouts de phrases renvoient au passé de l’empereur, au passé de la Chine, au passé de cette journée et de la nuit précédente, où un astre nouveau a été repéré dans le ciel.
Notes sur une encyclopédie (imaginaire ou historique?), telle que présentée dans le roman (fiction inspirée par une figure historique):
Encyclopédie antique chinoise de trente mille manuscrits, classés en quatre couleurs (Confucianisme, Histoire, Philosophie et Littérature); eux mêmes ordonnés en six groupes hiérarchique colorés (Ciel, Terre, Homme, Plantes, Animaux – mais Sijie, bien qu’il précise six groupes, ne dit pas quel est le sixième). Puis les manuscrits sont classés selon la qualité hiérarchique de leur auteur – d’abord les écrits des empereurs, puis ceux des premiers ministres, puis ceux des gouverneurs, et ainsi de suite; à chaque classe étant dévolue une essence de bois 9du plus précieux (camphrier) jusqu’au plus humble (platane).
L’organisation du savoir conditionne et reflète à la fois l’organisation sociale et l’organisation de la pensée. La très forte hiérarchie de la société chinoise se répercute dans la conservation matérielle du savoir, de la position occupée par un livre jusqu’à la préciosité de sa forme. La pensée même est hiérarchisée: le Ciel (astres, arts de la divination, nuages, registre des destins, traités sur les planètes, et autres), domine le savoir terrestre, qui domine le savoir sur les humains, etc. Les savoirs n’ont donc pas la même valeur; par contre, a contrario de notre propre hiérarchie des connaissances, sont placés dans une des quatre divisions principales les écrits littéraires, qui n’ont ici pas de valeur encyclopédique. Bien que chaque bibliothèque soit constituée d’une bonne part de fiction, la fiction ne forme pas une section de nature encyclopédique de la bibliothèque…
Dans l’encyclopédie sur internet, le savoir n’est pas hiérarchisé: toutes les catégories sont également présentée dans la même forme, avec le même interface. Les auteurs non seulement sont anonymes, ils sont aussi communautaires, partagés, complémentaires les uns aux autres. Si on considère la bibliothèque du savoir sur internet, même si les interfaces entre les savoir diffèrent, (entre les blogues, journaux d’actualités, revues scientifiques, sites d’auteurs de fictions, lieux de créations), toute notion hiérarchique du savoir disparaît. Tout est ramené à deux dimensions, et égalisé par la présentation de mon écran. La hiérarchie se fait à la réception, en quelque sorte. Si je suis dans un lieu public, avec un ordinateur partagé (à la bibliothèque, par exemple) qui a un tout petit écran, pas de caisses de son, et une faible luminosité, la qualité formelle du savoir est moins agréable que sur mon écran personnel, ajusté selon mes préférences, etc. Mais le savoir est là, disponible… sans valeur, en quelque sorte.
Ce qui m’amène à m’interroger sur la bibliothèque ou l’encyclopédie du futur, et la valeur du savoir. Qui possède le savoir? Est-ce une chose à posséder? À contrôler certainement, en tout cas si on se fie à l’évolution de l’accumulation du savoir (plus on a accès au savoir, plus on a de chance d’être financièrement à l’aise, et de faire des choix qui favorisent notre santé et la santé de notre progéniture).
Entre l’encyclopédie et la bibliothèque, quelle distinction? Il semble y avoir une notion de valeur, de choix de connaissances et d’organisation arborescente ou hiérarchique dans l’encyclopédie, tandis que dans la bibliothèque, il y a une notion de conservation, de partage, de cumul (collection).
Sur un vaisseau spatial, ou même dans le contexte actuel, les deux notions se mélangent de plus en plus. Et puis, comment collectionner, quand la bibliothèque est sur le web? Quand le libre est un amas de bits? Quand mon disque dur contient à la fois ma musique, mes lectures, et ce que j’écris?
Collections impalpables, presque secrètes, inaccessibles en quelque sorte: j’en profite tant que je suis ‘on line’, mais je suis dépossédée quand l’ordinateur est éteint, comme je suis dépossédée de mes livres ou de mes disques quand je suis en voyage.
Par contre, de ville en ville, je ne suis jamais dépossédée de la bibliothèque municipale. (et peu importe où j suis, si je peux me connecter à internet, je retrouve ma bibliothèque personnelle, en autant que je me souvienne de mes mots de passe).
(ma bibliothèque virtuelle est constituée de liens; qui renvoient à des revues, blogs, sites d’entreprises ou d’organismes, qui dépendent d’humains; c’est une bibliothèque organique, vivante, des liens se brisent et meurent, d’autres surgissent, d’autre se perdent parce qu’ils se ressemblent tous; lignes de textes, démêlées par quelques mots clés…)
Mais le savoir que j’ai en moi? Quelle est sa valeur? Est-ce que la valeur d’un savoir dépend de son utilité sociale et de sa rentabilité? (Je ne suis ni une encyclopédie ni une bibliothèque, mais il y a en moi un cumul de connaissances, une hiérarchie de savoirs, aléatoires peut-être, uniques (modelés à mon expérience). Les livres fermés, les liens qui ne sont pas consultés, les gens dont l’expérience demeure non partagée… Des savoirs sans identité, intangibles… des non-savoirs. Quelle est l’encyclopédie des non-savoirs? De ce qu’on ne sait pas? Elle est encore plus vaste, peut-être, bien qu’elle se réduise en apparence au fur et à mesure de l’accroissement des connaissances (sur internet autant que dans les bibliothèques ou dans les humains – nous savons plus (et différemment – que nos ancêtres – et nous avons aussi oublié plus – et différemment – que nos ancêtres – savoirs liés à la nature, à l’environnement, à la conscience des signes de notre corps). La bibliothèque du vide interstellaire – de l’énergie noire, l’encyclopédie de ce qui sépare une galaxie d’une autre – l’encyclopédie du vide. Celle-là doit être sur le vaisseau, en constante destruction, puisque chaque réponse , chaque connaissance efface l’ensemble des possibles qu’elle remplace. L’encyclopédie quantique, quoi. Tant que la boîte est fermée, tout y est possible.